Portrait
Raffi et Édouard Tutunjian/
Les rois de la saucisse
« Si je ne les vends pas, je les mange. » Raffi Tutunjian a 20 ans quand il décide de façonner un kilo de makaneks, ces saucisses libanaises ultra-parfumées. C’était il y a une quarantaine d’années. Aujourd’hui, âgé de 63 ans, il raconte ce qui n’aurait pu rester qu’une idée parmi d’autres, mais qui a marqué la genèse de sa carrière professionnelle. « C’est mon grand-père qui m’a appris à les faire. Il était chef cuisinier. »
À l’époque, il les présente donc dans la vitrine de sa petite épicerie fine libanaise qu’il possède dans le 18e à Paris. La boutique tourne essentiellement avec les communautés proche-orientales. « Les autres achetaient surtout du cidre Écusson », intervient Édouard, le frère de Raffi, de trois ans son cadet. « Un gars passe à la boutique et m’achète le kilo », reprend Raffi. Le lendemain, le client revient et lui demande s’il peut lui en préparer 3kg. Trois jours plus tard, 5kg. « C’était un restaurateur. » Dans le même temps, son quartier change et des commerces viennent le concurrencer. « Un G20 à droite, un Franprix derrière, un Monoprix plus loin… Plus personne ne rentrait dans ma rue. » « On ne vendait même plus de cidre ! », confirme en riant Édouard.
Le hachoir manuel du grand-père
Raffi ferme petit à petit son magasin pour ne se concentrer que sur la fabrication – très artisanale – de charcuterie. « Je façonnais mes saucisses avec les doigts et un entonnoir, à l’ancienne. Et le hachoir manuel de mon grand-père. » Il fournit de plus en plus de restaurants ; le boucheà-oreille assoit sa réputation. « Au départ, je faisais mes livraisons en métro, dans des sacs bretelles. C’est comme ça que j’ai commencé. J’ai eu jusqu’à 550 clients – dans toute la France et en Suisse, Angleterre, Belgique, Allemagne… Et ça fait 40 ans que ça dure. » Et une vingtaine d’années à Saint-Denis, où il a construit son atelier de fabrication à la Mutuelle. « Ici, c’était une ruine. C’est ma femme, architecte, qui a dessiné le labo » et l’appartement au dessus. Rien ne les distingue des autres pavillons du quartier. Même pas une enseigne au nom de la société Tutunjian. « Nous, les Arméniens, nous sommes discrets », intervient pince-sansrire Édouard. Car si l’histoire de cette famille est libanaise, ses racines sont arméniennes.
« Mon père a connu le génocide arménien. Il est né en 1903, si j’en crois la carte d’identité que j’ai retrouvée », relate Raffi, aussitôt contredit par Édouard : « Il est né dans un train en 1920, si j’en crois ma grand-mère. » Si le parcours paternel semble mystérieux, une chose est sûre : « Nous sommes cinq frères et sœurs, trois garçons et deux filles. Et un jeune frère décédé à l’âge de 11 ans, qu’on ne l’oublie pas, précise Raffi. Tous nés à Beyrouth ! » Et c’est la guerre du Liban, commencé en 1975, qui a conduit les Tutunjian en France.
« Avant on vivait tous tranquilles, musulmans et chrétiens », se rappelle Raffi. « Il y avait même dix-huit confessions différentes – maronites, coptes, assyriens, chaldéens, chiite, sunnite, druzes, juifs… ndlr – et on vivait en harmonie », insiste Édouard. « Moi j’ai épousé une musulmane, mon frère une juive, ma sœur un orthodoxe… Il y a onze religions dans ma famille », comptabilise Raffi. Les frangins sont pétris par la France, le Liban et l’Arménie. Édouard résume : « Pour nous, quand on a mal en Arménie, on a mal ; quand on a mal au Liban, on a mal ; quand on a mal en France, on a mal… » Aucun des deux n’a « encore », glisse Édouard, pu découvrir la terre de leurs aïeuls. Et ils partagent la nostalgie du pays qui les a vus naître. Édouard est arrivé en France à 15 ans, Raffi à 18.
« Au début, je voulais être artiste peintre, dit-il. J’ai vendu une vingtaine de tableaux en Allemagne. Des paysages, des fleurs… » « Mais disons que la charcuterie nourrit mieux que la peinture », plaisante Édouard. « J’ai même fait le cadeau d’une toile à quelqu’un de la préfecture, ajoute Raffi. Ça m’a permis d’obtenir une carte de séjour pour 10 ans », se marre-t-il, lui aussi. Cela fait une année qu’Édouard est venu soutenir son frère – c’est lui le commercial du duo – depuis qu’il a perdu son épouse, emportée par une maladie implacable. « Je m’en suis occupé pendant cinq ans, confie Raffi. Alors j’ai réduit mon activité de plus de la moitié. »
Avant, il employait quatre personnes. Il n’en reste plus qu’une à la confection des makaneks, à base de bœuf et d’agneau, à manger grillées avec un filet de citron. Mais aussi des soud jouk (saucisse sèche de bœuf) et du basterma (bœuf séché). Cela se passe dans le labo de 100m2, en inox, sur le grand plan de travail, aux allures des tables de dissection des séries médico-policières. Raffi, et lui seul, mélange les épices, qu’il achète bruts, pour assaisonner ses charcuteries (1). « La recette de base, tout le monde la connaît, coriandre, poivre, cumin… », dit-il. Mais lui a son petit secret, hérité de son grand-père, qui a fait la réputation des saucisses Tutunjian, au point d’avoir les honneurs d’un reportage dans l’émission On va déguster, sur France Inter, consacrée à la cuisine libanaise. Elles avaient été vantées par le chef étoilé Alan Geaam, l’un des prestigieux clients des frangins. Pour l’heure, ils se réjouissent de découvrir leurs trombines croquées dans le JSD. « Ça mettra de l’ambiance à la maison. Les enfants vont bien se moquer », prédit Édouard.
Patricia Da Silva Castro
(1) En vente sur libanus.com