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Senny Camara se joue des codes sur toutes les cordes
Senny Camara n’est pas qu’une joueuse de kora. De sa voix lumineuse qui file droit comme un éclair, l’artiste dionysienne dessine les contours d’une personnalité façonnée par des mélodies ancestrales, chevillée à un désir d’émancipation caractérisé.
Avec le festival Africolor, elle poursuit son parcours entamé de l’autre côté de la Méditerranée, à l’ouest de l’Afrique. Pour découvrir comment la musique se fait l’écho de sa vie, un petit plongeon du côté du Sénégal s’impose. Née à Dakar, Senny est envoyée vivre à l’âge de 2 ans chez sa grand-mère à Tataguine, petite ville de la campagne sénégalaise située à 2 heures et demie de route au sud-est de la capitale.
« En Afrique, ça se fait beaucoup dans les familles nombreuses d’envoyer certains enfants vivre ailleurs. Pourquoi est-ce tombé sur moi ? Je me pose encore la question », confie Senny Camara qui est restée au village jusqu’à ses 15 ans. Toute une vie. Loin de ses quatre frères et de ses trois autres sœurs, la jeune Senny se construit auprès de son aïeule.
Un instrument traditionnellement masculin
« Ma grand-mère c’était comme ma mère, avec qui je n’avais plus grand-chose de commun finalement. Nous avions une relation fusionnelle. C’est elle qui m’a mise dans le bain de la musique. » Une musique omniprésente dans la culture Sérère. Les Sérères (dont sont issus par exemple Léopold Sédar Senghor ou Youssou N’Dour) font partie des plus anciennes ethnies de l’ancienne Sénégambie. En termes démographiques, les Sérères figurent aujourd’hui parmi les plus grandes ethnies présentes au Sénégal avec les Wolof et les Peuls.
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« Ma mère était Sérère et mon père Toucouleur. Au Sénégal, la cohabitation se passe plutôt bien entre les différentes cultures », témoigne la jeune femme qui se souvient que chaque cérémonie s’accompagne de chants : naissances, rites de passage à l’âge adulte, mariages, enterrements… « C’est dans notre culture Sérère. Il y a même des chansons pour soigner ceux qui sont “malades dans leur tête”, les Ndeup. On chante régulièrement pendant plusieurs semaines, ça peut même durer un mois. Cela m’a beaucoup marquée. Ces chansons me sont restées dans la tête. Ma grand-mère avait peur que je chante car, pour elle, chanter n’est pas suffisant. Il fallait savoir guérir ces personnes aussi. » En grandissant, Senny fait petit à petit de la place à une possibilité encore jamais envisagée : vivre de la musique, elle dont la famille ne compte même pas d’illustres griots. Qu’à cela ne tienne !
Pendant trois ans, elle fréquente assidûment le conservatoire de Dakar pour y apprendre la kora, une harpe à 21 cordes montée sur une grosse calebasse, un instrument traditionnellement « masculin ». À l’époque, les filles étaient déjà nombreuses à se défaire des codes même si cela devait impliquer de nombreuses déconvenues. « Traditionnellement, les femmes sont celles qui doivent gérer la famille et la cuisine. Quand je cherchais un professeur, on me disait que mon projet n’était pas sérieux, certains ne me calculaient pas. C’était une galère pour avoir un professeur, se souvient-elle. Finalement, c’est le fils d’un fabricant de kora qui m’a enseigné les bases de l’instrument. » Du conservatoire de Dakar à celui de Saint-Denis, il n’y a qu’une mesure.
Arrivée il y a vingt ans en France, cela fait une décennie qu’elle habite la Cité des Rois de France où elle fréquente l’établissement d’enseignement musical situé rue Catulienne. C’est d’abord la guitare qu’elle apprenait en autodidacte qui va motiver son inscription il y a cinq ans. Mais les cours étant complets, le directeur lui propose alors une place en harpe celtique. Senny retrouve le pincé de la kora, le son onirique des cordes cette fois-ci amplifiées par une caisse de résonance plus ample et de nouveaux répertoires dont les rythmes lui rappellent son Sénégal natal.
Engagement
Pendant ces années d’apprentissage, elle rejoindra différents projets à la portée politique dont O’sisters, un groupe monté par la DJ française Missill par lequel les artistes diffusent des messages positifs d’émancipation. Avec cette formation, dont les membres viennent des quatre coins du globe, elle a enregistré le projet Moussolou (femmes) aux confluents des musiques électroniques et africaines.
Chez Senny Camara, la musique rime souvent avec engagement. Cette technicienne intermittente du spectacle a été programmée par le festival Africolor pour donner un concert et pour participer à une création autour de l’Indépendance Cha Cha de Joseph Kabaselé alias Grand Kallé et son orchestre l’African Jazz, hymne qui a accompagné l’accès à l’indépendance de 17 pays africains (francophones notamment) il y a soixante ans.
La 32e édition devait se tenir en présence du public mais il a finalement été décidé de maintenir l’événement sous forme de concerts digitaux. Ainsi, on a pu voir Senny Camara en duo acoustique le 19 novembre sur la page Facebook du festival. Mardi 24 novembre, également en direct live, elle a représenté le Sénégal et « le père » de la nation, Senghor, dans le cadre du spectacle Indépendances Cha Cha. Faire vivre les différences dans l’unité, c’est une idée que Senny Camara suit tout au long de sa carrière. La chanteuse et joueuse de kora vient de publier le 26 novembre un nouvel EP dont le titre éponyme Boolo veut délivrer un message d’apaisement. « Boolo, ça veut dire l’unité en wolof. Le vivre ensemble et le partage manquent dans ce monde. C’est dans cette unité que l’on trouvera ce que l’on recherche, le respect de l’autre. »
Maxime Longuet
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