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Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis/
Regards dansés sur le monde
Malgré une amputation de son programme, due à la crise sanitaire – sur les 25 spectacles prévus, 8 sont reportés en 2021 et 5 sont annulés –, les Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis auront bel et bien lieu grâce à la ténacité et l’engagement des partenaires, dont le théâtre de la Belle Étoile et La Chaufferie, à Saint-Denis.
Anita Mathieu, directrice et programmatrice de ce rendez-vous incontournable des écritures dansées contemporaines, s’en réjouit : « Il était primordial que les artistes que nous soutenons ne soient pas fragilisés et ne perdent pas une saison de diffusion. Surtout, ajoute-t-elle, après le séisme du confinement, les danseurs et les créateurs doivent se remettre en mouvement, retrouver leur nécessité d’expression, réinventer la façon de construire leurs œuvres, avec la fragilité de leurs corps, entravés durant la période que nous traversons. »
Alors, forcément, les propositions de cette mouture 2020 auront une cruelle résonance avec l’actualité. Ils se coloreront de nos tensions, de nos inquiétudes. Car depuis sa naissance, en 2002, sur les cendres du Concours de Bagnolet qui vit émerger les chorégraphes Maguy Marin, Angelin Preljocaj ou Joseph Nadj, le festival privilégie, avant tout critère technique, les œuvres qui font écho aux problématiques sociétales. « Ce qui m’intéresse, dit Anita, c’est la façon dont les artistes interrogent notre monde, à travers leur regard singulier et le langage de leur corps… »
Jeux funambules sur Jazz en live
Cette année, elle observe ainsi dans les œuvres une inquiétude du futur, une violence, de même qu’un repositionnement dans son rapport à l’autre, au corps de l’autre. Ainsi, à Saint-Denis, deux spectacles témoignent de ces écritures dansées. Au théâtre de la Belle Étoile, la première œuvre, CloseEnough, de la compagnie suédoise ZebraDans, à destination du jeune public, a été créée pour un duo de danseurs et un musicien live, qui tisse son jazz à pas feutrés. Le duo part d’un objet du quotidien, la chaise, pour composer une série de mouvements : déploiements, assises, lâchés, repos, redressements…
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Dans leurs jeux funambules, une multitude de combinaisons émergent, au cours desquelles ils font participer le public. Anita Mathieu éclaire : « Voici une pièce moins politique que ce que nous proposons habituellement. Mais j’adore son côté acrobatique, plein d’inventions, sa gestuelle gaie et délicate, ses postures audacieuses, voire savantes. Grâce à leur boîte à outils de mouvements simples ou virtuoses, de pieds-de-nez à l’équilibre, le travail de ZebraDans se voit traversé par une force jubilatoire et contagieuse, non dénuée d’une dimension comique. » L’air de rien, grâce à ses improvisations, la pièce revient sur l’importance fondamentale du jeu et des envolées de corps joyeux, qui collent parfaitement à son sous-titre : About trust and the joy of play (Sur la confiance et la joie de jouer).
Musique « performée » en temps réel
Tout autre est le propos de la seconde pièce, à La Chaufferie, intitulée The Sadness (La tristesse). Cette sorte de « concert dansé » a été créée par la chorégraphe Ula Sickle, passionnée de cultures populaires contemporaines et digitales, formée à l’école P.A.R.T.S. de la mythique chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. La créatrice canadienne-polonaise, Bruxelloise d’adoption, s’était déjà fait remarquer lors des Rencontres 2017 avec son époustouflant Extended Play, où des performeurs composaient sur le plateau, en temps réel, leur musique et leurs lyrics, grâce au logiciel Ableton. Avec The Sadness, pour trio, elle reprend le même dispositif. Mais cette fois, Ula Sickle explore le sadcore, le « sad rap », genre musical apparu sur des plateformes telles SoundCloud. Souvent autoproduit, le style mixe des textes chargés d’émotions fortes, qui évoquent la dépression, voire la mort ou le suicide, avec des instrumentaux mélancoliques et des beats hip-hop.
Pour l’aspect chorégraphique, elle opte pour la « lyric dance », sombre, ténébreuse. Dans cette pièce, se dégagent une sorte de noirceur, un désespoir, une angoisse vive sur l’état du monde et les chances de survie de la planète. « Triste, mélancolique, la création aborde aussi la lente dissolution des liens entre les individus, et l’inévitable solitude, exprime Anita Mathieu. Elle donne à voir la traversée d’un no man’s land : une sorte de désenchantement. Si la pièce n’avait pas été créée pendant la crise sanitaire, peut-être aurait-elle résonné différemment ? » Durant tous les spectacles, les consignes sanitaires seront, bien sûr, strictement respectées. De quoi apprécier en toute sécurité ces regards dansés sur notre époque, sur notre monde.
Anne-Laure Lemancel
CloseEnough, au théâtre de la Belle-Étoile (14, rue Saint-Just) ven 23 octobre à 19h, sam24 à 15h30 et 19h, dim25 à 15h30. Tarif : 7€. The Sadness, à la Chaufferie (10 bis, rue MauriceThorez), jeu29 et ven 30 octobre à 20h, sam31 à 18h. Tarifs : 10-12€.www.rencontreschoregraphiques.com Tél. : 0155820801.