En ville
Agression au couteau/
Malaise au lycée Paul-Eluard
Choc », « sidération », « stupéfaction ». Vendredi 2 octobre, les professeurs et les élèves ont repris, sonnés, le chemin des cours, deux jours après qu’un élève de 16 ans a été agressé à l’arme blanche par l’un de ses camarades de classe en plein cours. Il est 9 h passées mercredi 30 septembre lorsque la victime reçoit un coup de couteau dans l’abdomen en plein cours d’anglais.
L’agresseur, un jeune majeur de 19 ans, est un camarade de cette première STI2D (sciences et technologies de l’industrie et du développement durable) du lycée Paul-Éluard. S’il est sérieusement touché, le pronostic vital de l’adolescent n’est pas engagé et il est rapidement transféré à l’hôpital Delafontaine. L’auteur de l’agression est lui appréhendé par la Brigade anti-criminalité et placé en garde à vue. Il est ensuite mis en examen pour violence avec arme et placé sous contrôle judiciaire.
Un gamin en situation d’isolement
Le lycée a fermé deux jours jusqu’au vendredi 2 octobre. Une cellule d’écoute a été ouverte le jour même de l’incident pour les élèves de la classe ainsi que le personnel éducatif avant d’être étendue au reste de l’établissement. Des vidéos de ce qu’il s’est passé dans la salle de cours ont circulé sur Snapchat. Une hypothèse revient à de multiples reprises : l’agresseur aurait subi du harcèlement et s’en serait pris à son bourreau. Selon plusieurs témoignages, l’auteur de l’agression a des difficultés à s’exprimer en français et a subi des railleries. Il a été scolarisé en UPE2A (unité pédagogique pour les élèves allophones) dans un autre établissement avant d’intégrer à la rentrée cette 1re « classique ».
« C’est un gamin plutôt en situation d’isolement. On se moque de lui : “tu es un blédard, tu ne sais pas parler” », relate une source. Professeur d’histoire-géographie, Jean-Pierre Aurières a lui-même déjà entendu des plaisanteries basées sur l’origine. « Les gamins prennent ça à la rigolade, ils n’ont pas conscience que pour certains cela peut être compliqué, explique-t-il. Beaucoup des élèves sont issus de l’immigration. Parmi ceux qui ont grandi en France, certains prennent parfois un malin plaisir à se moquer de ceux qui viennent d’arriver parce qu’ils se disent “nous, on n’est pas des blédards !” »
Des tensions entre les deux adolescents auraient été constatées dans les jours précédant le drame. « Ils étaient en embrouille », peut-on entendre dans une note vocale Snapchat qui circule sur les réseaux et qui retrace sommairement les événements. Selon plusieurs témoignages, ils se sont battus la veille du drame. Le plus jeune a pris le dessus sur son camarade allophone qui a juré de se venger. Le matin même, « Il a dit “je vais le tuer”, mais personne ne l’a pris au sérieux » peut-on entendre sur Snapchat. En raison de cette bagarre, les deux adolescents auraient été reçus dans le bureau de la CPE le matin des faits. Contacté, l’établissement ne confirme pas l’information.
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« Ce qu’il s’est passé est inédit mais pas inattendu, témoigne une professeure du lycée. Ça commence à faire quelques années maintenant qu’on a la trouille à chaque rentrée. » Le lycée a connu ces deux dernières années des épisodes récurrents de violence, liés notamment à des rivalités de quartiers entre bandes de jeunes. En septembre 2019, en l’espace d’une semaine, deux élèves étaient roués de coups par des groupes aux abords de Paul-Éluard. En mars de cette même année, une quinzaine de jeunes, armés de battes de base-ball et de marteaux, avaient pénétré dans l’établissement pour s’en prendre à un lycéen.
« Mais aujourd’hui, cela a été d’autant plus choquant que ce n’était jamais arrivé à l’intérieur du lycée, pendant un cours qui plus est, alors qu’on est censé y être en sécurité et au calme », confie Jean-Pierre Aurières, pilier de l’établissement. « C’est un drame pour tout le monde, pour celui qui a été poignardé bien évidemment, et aussi pour le gamin qui a fait ça, parce que sa vie est compromise », souffle l’enseignant. Il craint surtout des « amalgames » et la stigmatisation de ses élèves. « Il faut garder la tête froide », insiste-t-il. Même son de cloche du côté de la municipalité.
« C’est un acte inacceptable mais exceptionnel, souligne Gwenaëlle Badufle-Douchez, maire adjointe à la jeunesse et à l’enseignement secondaire. C’est un fait très isolé, qu’on n’excuse en aucun cas, mais il ne faut pas que tous les élèves soient stigmatisés et pointés du doigt. »
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« Des élèves ont prodigué les premiers secours »
« En tant que parent d’un élève de Paul-Éluard, on a toujours en tête qu’il peut se passer quelque chose de grave », analyse Éric Delion, représentant FCPE des parents d’élèves du lycée. Mais au-delà du choc, le sentiment qui domine est celui de la colère. « Ça fait des années que nous alertons sur le manque de personnels », s’exclame ce père de famille. Car le drame qui s’est joué dans ce cours d’anglais met directement en lumière le manque de personnel médical dénoncé depuis la rentrée par le corps enseignant.
En attendant l’arrivée des secours, c’est un lycéen qui a dû exercer un point de compression sur la jeune victime. Au moment des faits et depuis la rentrée, il n’y avait pas d’infirmière dans cet établissement d’environ 2000 élèves. « On se retrouve donc au final avec un incident grave où ce sont des élèves et le personnel éducatif qui ont prodigué les gestes de premiers secours avant l’arrivée du Samu », critique Jérôme Martin, professeur de français. Il rappelle que le 10 et 11 septembre une quarantaine de professeurs du lycée avaient justement exercé leur droit de retrait pour dénoncer les insuffisances en cette période de crise sanitaire.
« On n’a reçu aucune réponse du rectorat », dénonce-t-il. Un droit de retrait qui n’a d’ailleurs pas été reconnu par l’académie. Les deux jours ont ainsi été comptés comme des jours de grève et retiré du salaire des enseignants. Malheureux hasard du calendrier, l’une des deux infirmières que devrait compter le lycée a enfin pris son poste le lendemain du drame.
« Son arrivée était prévue pour le 1er octobre, mais rien n’a été fait pour que du personnel médical soit présent au mois de septembre », précise Suzanne Cau Naguszewski, professeure de français. « Il n’y a juste pas assez d’adultes », s’exclame Noé LeBlanc, professeur et représentant syndical Sud Éducation 93. « Il n’y a pas que Paul-Éluard, dénonce l’élue Gwenaëlle Badufle-Douchez, qui a reçu mercredi 30 septembre l’ensemble des chefs d’établissement du secondaire. Au collège Triolet, il n’y a ni assistante sociale ni infirmière. »
Une brigade de sécurité insuffisante
Jérôme Martin explique que ses collègues ne veulent pas mélanger toutes les problématiques, entre la gestion de la Covid, le manque de moyens ou encore le sujet des violences. « Mais le problème, c’est qu’on est attaqué sur tous les fronts. On subit tout cela en même temps. Au bout d’un moment, il devient impossible de séparer toutes ces questions », estime le professeur, qui lui-même n’a pas été remplacé, alors qu’il était en quarantaine le mois dernier. « La Covid ne vient rien arranger, confirme Jean-Pierre Aurières. Le confinement fait que certains élèves ont décroché. On a récupéré des jeunes qui ont des difficultés pédagogiques. Des lacunes se sont accumulées. Certains se retrouvent en situation d’échec. Cela pèse énormément », poursuit le professeur, en poste depuis trente et un ans, qui a vu au fil du temps « un appauvrissement de la société », avec « des familles en très grande précarité » subissant de plein fouet le chômage.
Mercredi, après l’attaque au couteau, le recteur de l’académie de Créteil, Daniel Auverlot, ainsi que la présidente de la Région, Valérie Pécresse, se sont rendus au lycée Paul-Éluard pour annoncer la mise en place d’une cellule psychologique. « Un cirque médiatique » ont dénoncé des professeurs. Jérôme Martin y a entendu des « discours creux » alors que le lycée manque « de moyens humains, matériels et financiers ».
Ces deux dernières années, la Région a annoncé le renforcement de la sécurité du lycée avec la mise en place de la vidéosurveillance pour un total de 80000 euros. En 2019, des brigades de sécurité régionales ont été lancées, dont une équipe a été installée au lycée professionnel Bartholdi, juste en face de Paul-Éluard. Cette dernière, composée de 5 agents, opère, sur demande du chef d’établissements, sur l’ensemble des 123 lycées de Seine-Saint-Denis. Soit plus de 24 établissements par agent. « C’est de l’affichage », fustige M. Martin. Depuis fin septembre 2019, un médiateur est en poste au lycée Paul-Éluard. Cet emploi est financé à hauteur de 35 000 euros par l’État, la Région et la Ville. Mais selon nos informations, la Région n’a pas payé à ce jour sa part de 7000 euros à l’organisme de médiation alors qu’elle s’était engagée à le faire. Le médiateur, lui, est apprécié pour son travail.
« Il y a près de 2000 élèves dans le lycée. Il ne peut pas résoudre toutes les tensions à lui tout seul », justifie-t-on en interne. Ironie du sort, le lycée doit prochainement valider un partenariat avec l’association Les enfants de Saint-Denis. « L’objectif est de parler avec les concernés dès les premiers signes de conflits », détaille son président Mostafa Jhaidi. Pour éviter qu’à l’avenir une telle agression se reproduise à nouveau.
Olivia Kouassi et Aziz Oguz
Réactions
Tom. (Pseudonyme non vérifié)
08 octobre 2020