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Les forçats du boulot 2.0
Comme tous les jours, une dizaine de livreurs, principalement d’Uber Eats, se retrouvent avant l’heure du déjeuner en face du McDo situé à l’angle du boulevard Félix-Faure et de la rue Gabriel-Péri, dans le centre-ville. Ils attendent les commandes, du McDo, mais aussi du Bosphore, de KFC ou de Paye Ta Crêpe… L’application mobile leur attribuant les commandes selon – entre autres – leur proximité avec le restaurateur choisi par le client.
Mamadi, 23 ans, patiente sur ce banc depuis 10h30. Plus d’une heure après, il n’a toujours pas décroché sa première commande. Et, même s’il est arrivé le premier à ce point stratégique, il n’est pas sûr d’être le premier choisi pour livrer lorsque des clients se manifesteront.
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« Uber Eats nous note, et cela impacte le choix des livreurs par l’application », explique-t-il. Une boisson mal positionnée par le fastfood renversée sur la commande ? Une course inutile qui lui coûtera parfois même deux jours de blocage de compte. « On ne peut pas ouvrir les sacs des commandes pour vérifier, mais c’est sur nous que cela retombe lorsque les commentaires sont mauvais », regrette le jeune homme, livreur depuis huit mois.
En retour, les livreurs, au statut d’auto-entrepreneur et non de salarié, peuvent refuser des commandes qu’on leur attribue. « Mais le compte peut aussi être suspendu si on refuse trop souvent et on ne sait pas à partir de combien », souligne Hamza, 27 ans, qui vient d’Algérie.
Des comptes loués pour 100€
La plupart des livreurs de Saint-Denis sont des sans-papiers, qui louent leur compte à d’autres personnes, pour un tarif souvent fixé à 100€ la semaine. Alors, pour Mamadi, qui réussit à gagner en moyenne 30€ par jour (entre 15 et 60€ par jour), cela représente au moins trois jours de sa semaine. « C’est toujours mieux que de voler », soupire Hamza, 31 ans, qui travaille pour Uber Eats depuis trois mois. Ce manager technico-commercial est arrivé d’Algérie il y a six mois et n’a pas trouvé d’autre travail. « Cela me suffit à peine pour payer le loyer et la nourriture. Une course pas très loin revient environ à 2,65€, si c’est 5 kilomètres on gagne plutôt 6€. » À vélo, les courses longues sont « compliquées. Le samedi soir, la route est encore plus dangereuse, car certains conducteurs roulent en ayant bu de l’alcool », ajoute Hamza.
Les livreurs sans-papiers préfèrent le vélo au scooter, pour une raison financière, mais aussi « pour éviter les contrôles de police », souligne Mamadi, dont le vélo a déjà été volé à deux reprises. Il ne pense pas pouvoir tenir longtemps. « Dès que je trouve un autre travail, j’arrête », affirme le jeune homme ivoirien, qui espérait pouvoir continuer ses études en France.
Même chose pour Rachid, livreur Deliveroo depuis un an. Il était auparavant géomètre à Dubaï. « J’espère ne pas continuer trop longtemps », lance-t-il. Il se rend au Quick de la Plaine, un quartier moins demandeur de livraisons en dépit de la présence de nombreuses entreprises. Le turn-over semble important dans ce groupe de livreurs dionysiens qui travaillent plus de dix heures par jour. « De nouveaux livreurs arrivent chaque jour. »
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À ces conditions de travail exigeantes s’ajoute l’accueil désagréable de certains clients. « On les livre à 23h, par un temps glacial, on leur souhaite bon appétit et une bonne soirée, mais eux nous claquent la porte dessus, comme si on était des animaux », critique Hamza. Relations similaires avec les clients qui commandent des chauffeurs Uber : « Un client s’est vengé dans un commentaire, car on a eu des difficultés à se retrouver, il était énervé. Une autre personne a signalé que cela sentait l’alcool dans ma voiture, mon compte a été suspendu, puis réactivé car j’ai pu prouver que c’était dû aux clients précédents », raconte un chauffeur, qui s’applique à nettoyer tous les jours sa voiture.
Comme pour les deux-roues des livreurs, le matériel est à la charge des chauffeurs, qui doivent rouler avec un véhicule de moins de 6 ans. « J’ai commencé en louant une voiture 1500 € par mois, avant d’acheter la mienne », confie un chauffeur Uber. Il affirme bien se débrouiller : « Je refuse rarement les courses alors je gagne en moyenne 1500€ par semaine, mais j’ai 23,7 % d’impôts et de cotisations sociales à payer. » Même s’il rentre régulièrement à 3h du matin, il apprécie la flexibilité de ce travail : « Je m’organise pour pouvoir profiter de mes enfants dans la journée. Ce mode de vie ne convient pas à tout le monde : un ami a préféré renoncer car il considérait que cela nuisait trop à sa vie familiale. »
Une lutte qui s’organise
Livreurs et chauffeurs, le système est le même. « On leur fait croire qu’ils sont indépendants, alors qu’ils sont sanctionnés s’ils refusent des courses », critique Sayah Baaroun. Il a testé ce système une semaine en 2015, puis a préféré se lancer à son compte en créant sa société ABC Mon Chauffeur. « Cela comporte aussi des désavantages. J’ai des contrats avec certaines sociétés, je suis obligé d’honorer leurs commandes même si c’est au dernier moment », illustre-t-il. Sayah Baaroun fait partie d’un collectif qui regroupe d’autres chauffeurs indépendants d’Île-de-France, Club VTC, pour pouvoir faire face à la concurrence d’Uber notamment. « Nous démarchons les entreprises pour les convaincre d’avoir un usage responsable en faisant appel à nous. »
Le Dionysien, secrétaire général du SCP VTC (syndicat des chauffeurs privés), qu’il a créé en 2015, mène aussi une bataille aux prud’hommes pour que les chauffeurs Uber soient requalifiés en salariés, avec un contrat de travail. Un recours collectif a été étudié par la Cour de cassation le 13 février 2020, la décision sur ce dossier sera rendue publique le 4 mars. Une lutte menée également du côté des livreurs. Le 6 février 2020, pour la première fois en France, Deliveroo a été condamné pour travail dissimulé. Le conseil des prud’hommes de Paris a donné raison à un livreur qui exigeait la requalification de son contrat de prestation de service en contrat de travail. L’entreprise a été condamnée à verser 30 000€ au livreur.
Le Clap (Collectif de livreurs autonomes parisiens), qui vient de se transformer en syndicat, a appelé au boycott de Deliveroo dès le 14 février 2020 (jour de la saint Valentin) avec un blocage des cuisines de Deliveroo à Saint-Ouen. Parmi les revendications affichées, des tarifs plus justes mais aussi l’obtention d’une couverture sociale. Les livreurs sans-papiers de Saint-Denis restent sceptiques face à ces actions. « On ne peut pas vraiment revendiquer de droits lorsqu’on est sans-papiers », constate, défaitiste, Éric.
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Delphine Dauvergne
Réactions
Azzedine (Pseudonyme non vérifié)
19 février 2020
lecteur-jsd (Pseudonyme non vérifié)
19 février 2020