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Les cendres encore fumantes de la guerre d’Algérie
Et le cœur fume encore est un spectacle d’une rare intelligence. Intelligent et nécessaire sur une période dont on parle peu désormais et qui, au fil des ans, s’enfouit au fond des mémoires hésitantes. Il porte sur la guerre d’Algérie, ou plutôt questionne, justement, sa mémoire et ses oublis aujourd’hui. Il a été conçu par deux jeunes femmes de théâtre qui n’ont bien sûr pas connu cette période, mais dont le sérieux du travail de recherche et le sens de la scène en font un spectacle remarquable.
Créé en janvier 2019 à Mantes-la-Jolie, puis présenté au Studio Théâtre de Stains et avec un grand succès au dernier festival d’Avignon off, Et le cœur fume encore sera sur la grande scène du TGP du 7 au 20 décembre. Co-écrit et mis en scène par Margaux Eskenazi et Alice Carré, par ailleurs toutes deux dionysiennes, il est construit comme une succession de saynètes mêlant souvenirs exprimés et tus, parfois refoulés, de destins brisés d’appelés du contingent, de militants du FLN en Algérie et en France, d’harkis, de pieds-noirs, d’intellectuels, de fascistes de l’OAS, de gens du peuple... Rien n’est occulté de cette histoire portée par des comédiens et comédiennes remarquables de justesse qui font que la rigueur historique et l’émotion des situations sont intimement liées.
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« C’est une période fortement inscrite dans les mémoires familiales mais, par volonté politique, officiellement tombée dans l’oubli en France » remarque Alice Carré. À partir de ce constat les deux co-autrices ont donné vie à une constellation de personnages et de parcours qui montre que rien n’est simple et que le temps ne fait rien à l’affaire. « Tous ces destins ont été brisés par la guerre, mais pas de la même manière, et donc les souvenirs, et encore plus les amnésies, véhiculent ces différences. Ce tabou vieux de près de soixante ans participe au paysage politique d’aujourd’hui et devient aussi un facteur d’exclusion sociale », explique Alice Carré.
Yacine, Glissant, Djébar convoqués
Elle et sa complice ont travaillé à partir de faits historiques, de témoignages vécus et de paroles d’historiens, d’associations, d’intellectuels et de poètes qui leur sont apparus très vite porteurs d’un grand potentiel théâtral. Apparaissent également des extraits de textes de Kateb Yacine, d’Édouard Glissant, d’Assia Djébar, de Jack London...
Elles ont conçu leur spectacle comme une succession d’événements chronologiques allant de 1955 et la création des SAS (Sections administratives spécialisées) par Soustelle pour promouvoir et « pacifier » l’Algérie française à... 2005, qui marque l’élection d’Assia Djébar à l’Académie française.
« Nous avons élaboré un parcours en deux parties : la première concernant la guerre d’Algérie et la seconde ses traces dans les mémoires, au sein des vies personnelles, intimes et dans le paysage politique français, » ajoute Alice Carré. Sans concession, tous les volets de ce qu’on a appelé une « sale guerre » sont abordés, à travers ce qui est dit mais aussi ce qui fut caché ou indicible.
« À quoi ça sert de parler ? » demande l’un des personnages. « À connaître son présent et à bâtir l’avenir », lui répond-on. « C’est le silence des pères qui a fait l’ignorance des enfants », dira bien plus tard Assia Djébar.
Benoît Lagarrigue
Et le cœur fume encore, de Margaux Eskenazi et Alice Carré, mise en scène de Margaux Eskenazi, du 7 au 20 décembre au TGP (59, boulevard Jules-Guesde), salle Roger-Blin, du lundi au samedi à 20h, dimanche à 15h30, relâche le mardi. Durée : 2h Tarifs : 6€ à 23€. Réservations: 0148137000; www.theatregerardphilipe.com
Réactions
CAZUELA (Pseudonyme non vérifié)
06 décembre 2019
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