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/ La révolution de Nawel Ben Kraïem

Cette artiste, dionysienne depuis deux ans, signe un album aux influences multiples quoique toujours fidèle à son amour de la pop et de la chanson française. Et sans sacrifier le fond à la forme, avec des questionnements sur la condition de la femme arabe en France ou la maternité.
Nawel Ben Kraïem chante en arabe et en français. © NABILA MAHDJOUBI
Nawel Ben Kraïem chante en arabe et en français. © NABILA MAHDJOUBI

Elle aurait pu se contenter de se lover dans des cases, de s’enfermer dans des schémas lui promettant les satisfecit de l’industrie musicale et taire ce qu’elle a sur le cœur. Mais avec Délivrance, son nouvel album paru en septembre, Nawel Ben Kraïem a épousé une trajectoire salvatrice qui ne remet ni en cause son amour pour la pop et la chanson, ni son engagement politique. Pour cette artiste installée à Saint-Denis depuis deux ans, cet album « était une deuxième naissance ».

Distribuée par la maison de disques Pias, Nawel Ben Kraïem a produit elle-même son opus avant de choisir ses collaborateurs. Un luxe qui lui permet de se défaire des contraintes d’écriture et de proposer un projet plus en phase avec sa personnalité. Depuis son précédent EP (Par mon nom, 2018), elle voulait explorer différentes sonorités sur un format plus long. Dans Délivrance – arrangé par les mains expertes d’Olivier Mitch – se côtoient la pop, les musiques électroniques et hip-hop (Transglobal Underground, Chambre 20…), la poésie arabe, la chanson française et les influences africaines tous azimuts, voire le rock psychédélique grâce au guitariste Nassim Kouti.

Elle a expérimenté, sans pour autant sacrifier le fond à la forme. « Je continue de questionner la condition de la femme arabe en France, la double culture, l’antiracisme, le féminisme, mais je me permets des chansons plus introspectives comme Neuf Moi, qui évoque la maternité. » Chanter en arabe et en français, c’est aussi une façon pour elle d’honorer sa vie passée entre les deux côtés de la Méditerranée. La Tunisie et la France, ses deux foyers séparés par l’histoire et un bras de mer que la musique vient rassembler sur une même carte sonore. Parfois, son discours politique se fait plus limpide avec les titres tels que Les vertiges de Hamouda, En chemin et Révolution des figuiers, un hommage rendu aux révolutions du Maghreb et du Moyen-Orient. C’est d’ailleurs en 2011, au moment de la Révolution dite de Jasmin en Tunisie qui a chassé Ben Ali du pouvoir, que Nawel Ben Kraïem se sent pousser des ailes.

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« Cela m’a galvanisée. Ce que je voulais dire sur la Tunisie, je voulais le signer en mon nom. J’avais un groupe et je me suis émancipée dans la musique de manière individuelle à ce moment-là. À cette période, des radios et des associations se créaient et donnaient la parole aux jeunes. Avant, il n’y avait de la place que pour la variété moyen-orientale ou la musique traditionnelle, mais pas pour les artistes alternatifs. » Alors, cette place, elle la prend.

Jasmin et figue de barbarie

Jamais loin de ses convictions politiques insufflées par des parents militants, Nawel le confie, elle veut « réparer le réel avec [ses] mots » dès qu’elle le peut. « Le jasmin, une fleur des beaux quartiers de Tunis, a une connotation romantique, prend-elle en exemple. Or, ce n’était pas ça la révolution, elle n’est pas née dans ces endroits-là. Je voulais rendre justice à cette révolution en choisissant la figue de barbarie comme symbole. » Fruit qui pousse partout dans le pays, dans les zones rurales et arides. « La route est longue pour nettoyer la corruption, pour construire ensemble, mais je ne serai jamais de celles qui regrettent Ben Ali et cette façade économique et touristique qu’il incarnait. »

Aujourd’hui, elle cause intersectionnalité, féminisme, humanisme, haine de soi intériorisée… Et ce n’est pas un hasard si Délivrance est un clin d’œil appuyé à l’ouvrage de l’écrivaine américaine Toni Morrison, prix Nobel de la littérature en 1993, qui l’a influencée dans son écriture. « Dans ses romans, elle dénonce les dominations en créant de l’empathie autour de personnages très profonds et meurtris. Elle fait tomber les masques qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Moi aussi j’ai voulu prendre la parole avec cet album. C’est un affranchissement personnel. »

Maxime Longuet

Délivrance de Nawel Ben Kraïem (Pias, 2020, 13 titres): https://lnk.to/NBK_Delivrance