« Cela fait huit mois que je suis arrivée en France, je supplie mon mari de ramener mes affaires et… le week-end dernier, il m’a dit : “Où sont tes diplômes et tes bijoux ?” » Silence entrecoupé de sanglots. Les mots restent bloqués au fond de la gorge. Des larmes de désespoir déferlent sur le visage terrifié de Mme Bouguessa (1) qui laisse passer l’orage avant de retrouver le fil de ses propos. « J’ai ramené en France mes diplômes car j’étais sûre qu’il allait les déchirer… Mais j’ai laissé les bijoux… Pourquoi cherche-t-il mes diplômes et mes bijoux ? »
Nouvelle salve de pleurs recouverte par la voix lénifiante de Mathilde Delespine, sage-femme et coordinatrice de la Maison des femmes (Mdf) : « Votre mari veut vous attaquer dans ce qu’il y a de plus cher et de plus précieux pour vous. Le fait d’être devenue avocate après avoir fait des études, c’est quelque chose de très précieux. » Mme Bouguessa a en effet occupé le barreau d’Alger durant dix-sept ans avant de devenir juriste à la demande de son mari qui lui reprochait « de représenter des hommes et de terminer les audiences pénales à 2 h du matin ». Elle finira par arrêter de travailler en 2010 pour s’occuper de son premier enfant.
« J’ai mis 44 ans de ma vie dans une valise »
Les choses se gâtent quand le couple déménage dans un nouveau quartier : « J’étais la seule femme qui ne portait pas le voile. Tout le monde me critiquait parce que j‘avais les cheveux courts, portais des pantalons et parlais en français à mes filles. On disait à mon mari : “Tu n’as pas de couilles car tu n’es pas capable de lui imposer le voile.” » Mme Bouguessa apprend aussi que le personnel de la halte-garderie surnomme sa fille, qui porte un prénom à la fois arabe et juif, « la juive ». Si bien que son mari propose de le changer. Inconcevable pour Mme Bouguessa, alors enceinte de son troisième enfant, qui décide de « mettre 44 ans de sa vie dans une valise » pour s’installer en France en janvier 2016 sans prévenir son époux.
Neuf mois plus tard, Mme Bouguessa vit dans la peur permanente des représailles : « Quand mon mari vient en France, je mets toute ma vie dans mon sac, je prends avec moi mon passeport et celui de mes enfants. Vous vous souvenez de l’attestation de la préfecture, Mme Delespine ? Je l’ai mise dans le four de la gazinière pour l’empêcher de la trouver… »
Malgré une demande de régularisation, l’Algérienne ne se fait pas d’illusions : « Je ne remplis pas les conditions requises : 5 ans de résidence sur le sol français et 3 ans de scolarisation de mes enfants. » Mais ce qui l’effraie le plus, c’est d’être poursuivie par son mari pour abandon de domicile conjugal : « J’ai peur d’être reconduite à la frontière. Si je remets le pied en Algérie, je risque gros : perdre la garde de mes enfants, finir en prison… Mon mari me menace en me disant : “J’attends les prochaines élections présidentielles, je sais qu’ils vont vous foutre dehors et que vous allez revenir.” »
Retrouver une bonne estime de soi
Sans attendre, Mathilde Delespine démonte un à un les arguments de sa patiente. « Ce n’est pas parce que l’on change de président que l’on va vous mettre dehors. Et puis, les services policiers algériens ne peuvent pas intervenir en France. » Comme tous les membres de l’équipe soignante de la Mdf, elle a bénéficié d’une formation en droit pour pouvoir démêler le vrai du faux : « Les agresseurs ont tendance à dire n’importe quoi sur le plan juridique : “Si tu me quittes, tu perdras ta carte de séjour de 10 ans”, ce qui arrive rarement. Ils se présentent comme tout-puissants, comme au-dessus des lois. J’explique aux victimes que personne ne l’est, qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent. Et, quand ils minimisent la gravité des violences, je dis le contraire aux victimes, que c’est très grave, que c’est inadmissible. »
Le travail de la sage-femme consiste à prendre le contre-pied du discours de l’agresseur pour défaire des vérités toute faites et renverser les mécanismes de dévalorisation des victimes. Les entretiens individuels sont ensuite prolongés par des ateliers pour aider les femmes à sortir de l’engrenage de l’isolement. « Ces activités leur permettent de côtoyer d’autres personnes et de retrouver une bonne estime d’elles-mêmes. Il s’agit aussi de briser leur routine pour redonner du sens à leurs vies. Elles passent leurs temps à faire des démarches administratives à la CAF ou à la préfecture, ce n’est pas gratifiant pour l’ego. Mme Bouguessa a par exemple le sentiment d’être au crochet de la société, d’être inutile. Il ne s’agit pas de coacher ces femmes à vie, mais de leur offrir un accompagnement momentané, le temps qu’il faut pour que les violences s’arrêtent, pour qu’elles se sentent en sécurité et qu’elles guérissent. Elles pourront ensuite soulever des montagnes. »
Sortir de la culpabilité
Pour ce faire, la Mdf propose
un groupe de paroles hebdomadaire animé par l’association SOS femmes 93. Objectif :
« aider les victimes à identifier les mécanismes des violences, à reprendre leur autonomie psychologique et sortir de la culpabilité ». Mathilde Delespine a également suggéré à Mme Bouguessa de poser pour un photographe dans le cadre d’un atelier « affirmation de soi » (2).
Autre activité bientôt mise en place : l’entretien des espaces verts de la Mdf. « Je ne garantis rien, je pourrais planter des tomates qui finiraient par ressortir noires comme du caoutchouc », commence par dire l’ex-avocate. Avant d’ajouter, une lueur d’espoir dans les yeux : « Mais cela va m’occuper, j’aurai le sentiment d’être utile à quelque chose, cela prouvera à mon mari que je ne suis pas une merde, que je ne suis pas ce qu’il dit. »
Julien Moschetti
(1) Le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité.
(2) Il s’agit d’une série de portraits de mères de famille.